Le recueil de nouvelles Histoires singulières de Jean Muno paraît en 1979 aux éditions Jacques Antoine. Rapidement saluée par la critique, l'oeuvre vaut à l'auteur le prix Rossel. Les dix nouvelles dépeignent la confrontation au fantastique, au bizarre qui fait naître chez les protagonistes des fascinations et des obsessions conduisant à une transformation irréversible. Jouant sur les di érentes facettes du genre, Jean Muno aborde des thèmes très variés tels le revenant, la peur, la dépossession de soi, la folie, l'Autre, le vampire ou encore la mort.
Le roman s'ouvre sur la petite maison de Malaise, village situé en région fl amande comprenant une importante communauté francophone. Le personnage principal, Papin, perturbé dans sa soirée par les cris d'un « zoiseau railleur », se sent pris des questionnements identitaires profonds qui le poussent à se confesser, en toute subjectivité, sur l'histoire de sa vie de petit Belge issu d'une famille modestement bourgeoise et ouvertement conservatrice, attachée aux valeurs de la culture française. Le narrateur traverse l'histoire de XXe siècle aux rythmes d'anecdotes et de digressions burlesques qui révèlent toute l'ambiguïté et l'évolution de l'a rmation de la culture belge, et parfois vire à l'absurde vertigineux, mais qui, toujours, se fi nit dans un rire salvateur plein d'autodérision.
Sur la plage de Blanches-Dunes, un vieux naturaliste amateur voit surgir un curieux cheval blanc à tête de renard.
Un hipparion ! Trouvaille fabuleuse s'il en est, surtout quand on sait que cette espèce a disparu il y a 70 millions d'années... Si cette fantastique rencontre rallume chez l'ancien maître d'école une joie teintée de vanité, très vite les soucis d'ordre pratique prennent le dessus. Comment loger cet animal dans une maison bourgeoise, le plier aux contraintes ménagères ? La découverte devient astreignante, dérange la routine de Monsieur Van Aerde, peu habitué aux fossiles vivants.
Qui de l'animal palpitant de vie ou du méticuleux retraité aura raison de l'autre ?
Omniprésente dans l'oeuvre de Jean Muno, la révolte existentielle avait jusqu'ici pris les chemins détournés du rêve, de l'humour, de l'ironie.
Avec Ripple-marks (1976), la révolte éclate. Une férocité allègre et tonique a succédé à l'ironie, l'eau-forte supplante la taille-douce, le vinaigre vire au vitriol. Les sauvages des premiers livres sont devenus des cannibales. Non que cette oeuvre inclassable (il s'agit moins d'un roman que d'une méditation poétique, d'un discours sur l'écriture et, partant, d'une « mise en abîme ») échappe totalement aux constantes d'une dramaturgie romanesque dont les règles semblent fixées de longue date : un narrateur discret, effacé, mais attentif, tentant sans cesse de se définir, ou plutôt de se situer par rapport aux autres, à cette espèce de mascarade qu'est à ses yeux la société et dont il se sent beaucoup moins le protagoniste que le témoin lucide. (S'il ne s'agit pas d'un récit écrit à la première personne, la remarque reste valable pour le protagoniste).
Mais, contrairement aux autres livres de Muno, écrits d'une traite avant d'être retravaillés, Ripple-marks fut conçu à partir de notes éparses, prises par l'auteur jour après jour, au cours de vacances à Nieuport. La plage déserte devenant la page blanche, souvenirs et fantasmes s'y inscrivent pêle-mêle, coupés d'observations immédiates, des raccrocs de l'imagination fabulatrice et de l'invention langagière. Il n'est donc pas étonnant que le livre procure d'entrée de jeu une salubre sensation de liberté ; sans doute le montage a-t-il été réalisé avec beaucoup de soin, dans un mouvement accéléré, un tournoiement de plus en plus rapide qui atteint, dans les dernières pages, à une sorte de fureur panique ; il n'y subsiste pas moins quelque chose de la disparate initiale, un rythme syncopé qui confère au récit son allure très moderne.
On a dit - et c'est vrai - que Ripple-marks était un règlement de comptes, la revanche d'un homme sur son éducation, sur son milieu social, sur son « environnement » culturel ; mais c'est aussi une « fête des mots » où, pour la première fois, semble-t-il, dans l'oeuvre de Muno, l'écriture devient, sinon une fin en soi, du moins un objet de réflexion, de délectation, de dilection profonde. Ce livre est, en un certain sens, une cure de désintoxication, une psychanalyse ; l'auteur, apparemment, en sort guéri ; sa victoire sur ses personnages est le symbole de sa victoire sur lui-même, à la fois libération et palingénésie.
Jean Muno naît à Molenbeek le 3 janvier 1924. Son père, Constant Burniaux, est un écrivain reconnu. Sa mère, Jeanne Taillieu, est elle aussi écrivain. Tous deux sont professeurs. Dès 1945, il collabore à des revues littéraires et choisit le pseudonyme de Jean Muno, allusion à un village gaumais où il passa des vacances.
Bien que particulièrement reconnu comme romancier et nouvelliste, Muno écrit tout d'abord des chroniques sur le cinéma, ainsi que des pièces radiophoniques. Dès 1947, il devient professeur à l'École normale Charles Buls, se marie. Jean Muno, comme en témoignent plusieurs livres - Ripple-Marks (1986, que nous rééditons dans ce coffret), L'Île des pas perdus (1966, également dans ce coffret) - sera un écrivain, non pas de la mer, mais des bords de mer, endroits de prédilection pour la plupart de ses personnages.
Paradoxalement sociable et solitaire, il rencontre des écrivains belges, principalement des prosateurs, tels Suzanne Lilar, Paul Willems, Georges Thinès, Jacques- Gérard Linze, Gaston Compère, Robert Montal ou Guy Vites, mais son travail romanesque et théâtral témoigne toujours d'une indispensable autonomie, d'un accent personnel et inimitable.
En 1981, il est élu le à l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique et il publie un ravissant conte, Les Petits Pingouins (1981, réédité dans le présent coffret), au sein duquel l'humour se tempère de tendresse et d'humanité vraie.
Jean Muno décède le 6 avril 1988.
Quel moment ! Quel arbre de Noël splendidement constellé de menues inconvenances, de terrestres miracles ! Edgard tapant sur l'épaule de Roquette, et Roquette riant avec Reine, et le collier de Reine au cou de la rentière, et la rentière au bras du beau Justin valseur, et le chien qui caresse Stéphane qui embrasse clémentine, et Freddy rejouant sa marche, sa fameuse marche, avec un grand sourire d'ange accordéoniste, oui, c'était ça, vraiment ça, l'étable de la Nativité !
(extrait des Petits Pingouins, 1981).
L'Île des pas perdus (1967) a pour décor l'Île de Ré. Ce livre amer et vaguement inquiétant contraste apparemment avec les oeuvres précédentes de l'auteur. Mais, à y regarder de plus près, on constate que Paul Rigaud, le héros - ou, plus exactement, l'anti-héros - du roman, s'efface, lui aussi, à sa manière. Adolescent prolongé, solitaire et vulnérable, qui évolue dans un monde peuplé d'adultes sûrs d'eux-mêmes, il va tenter, pour s'en écarter, d'aider un forçat évadé, en lui apportant secrètement de la nourriture. Mais le manège de Paul n'a pas échappé aux gendarmes qui, en le suivant à son insu, découvrent la cachette du fugitif. Paul se rend compte alors qu'il a, involontairement, joué le rôle d'un mouchard et ressent douloureusement cet échec.
Par rapport aux personnages précédents créés par Muno, Paul apparaît nettement plus lucide ; il se pose des questions sur lui-même et sur les autres et demeure constamment attaché à la réalité ; on peut considérer toutefois que son désir d'aider le forçat évadé représente pour lui ce que représentait pour eux le rêve ou la chimère.
Des textes de Jean Muno (1924-1988), l'un des grands écrivains de langue française, des dessins au trait de Royer, le grand dessinateur du Soir, réunis dans un livre incontournable.
« L'un prend les choses au mot, l'autre les pêche à la ligne. Jean Muno et Royer avaient tout pour s'entendre. Les personnages de Royer sont nos délégués dans un espace épuré, qui met à nu ses absurdités, ou du moins ses logiques qui ne sont pas encore admises. Le rire que ces planches suscitent en devient étrange, inquiétant, vertigineux. Muno, lui, a d'abord soin de nous rassurer. Mais, bientôt, le langage impose ses lois, prend le pas sur l'anecdote, lui confère une autre dimension, et nous induit, lentement mais sûrement, en incertitude. L'alternance de ces deux univers cousins, à la faveur de ce livre qui les fait se rencontrer et se répondre est, pour le lecteur, l'occasion d'une fabuleuse échappée belle aux contingences du quotidien, ou l'invite, guidé par les images de l'un et les fables de l'autre, à ne plus se le tenir pour dit, à ne plus croire que tout est déjà vu : on en sort le regard lavé, et le vocabulaire remis à neuf. Quelle cure de lucidité ! » (Jacques De Decker)