Hermann
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Soigner le cancer au XVIIIe siècle : Triomphe et déclin de la thérapie par la ciguë dans le Journal de médecine
Daniel Droixhe
- Hermann
- 20 Août 2015
- 9782705690991
En 1760, Diderot s'inquiétait de la santé de Sophie Volland: « Vous vous portez donc bien ? Point de mal au sein ? » Il redemandait peu après : « Il y a longtemps que vous ne m'avez rien dit du bobo. Avez-vous entendu parler des pilules de ciguë ? On leur attribue des prodiges dans toutes les maladies d'obstruction: loupes, glandes engorgées, tumeurs cancéreuses, etc. » Le Viennois Anton Storck venait en effet de publier en latin une Dissertation sur l'usage de la ciguë, remède très-utile dans plusieurs maladies dont la guérison a paru jusqu'à présent impossible.
De France parvinrent au Journal de médecine des dizaines d'observations relatant des essais de traitement par le nouveau remède. On les inscrit dans les conceptions générales de la maladie, en relation avec les débats sur l'opportunité de l'extirpation et sur les causes possibles de la maladie : contusion, contamination, hérédité, facteurs psychologiques. Les « pilules de ciguë » donneront l'image d'un médicament miracle et peu coûteux approprié au marché moderne du collectif, dont l'histoire participe à la « genèse de la clinique » décrite par Michel Foucault.
Par la lutte désespérée ou obstinée que mènent patients et praticiens contre la maladie, la chronique d'une illusion et de son déclin n'en offre pas moins un singulier livre de vie. -
Le traitement de ce que le XVIIIe siècle comprenait sous le terme de cancer a mobilisé des catégories très diverses d'acteurs de la santé. On considère les relations qu'entretiennent avec le monde de la médecine « académique » ou « professionnelle » des promoteurs de remèdes suspects de « charlatanisme ». L'étude des concurrences opposant différentes catégories de soignants - médecins, chirurgiens, empiriques, auteurs de « remèdes à secret », guérisseurs - donne lieu à un essai de classification des organes affectés de « tumeurs » : sein, utérus, sexe masculin, foie, etc. Une galerie des thérapeutes les plus répandus ou les plus contestés fait apparaître la mécanique d'un marché où entrent en jeu stratégies de crédibilité, organisation de réseaux, « batailles des gazettes », exploitation des tendances culturelles du moment (retour à la nature, mesmérisme), etc. L'écart entre l'arsenal médical des empiriques et de nouveaux traitements de la maladie se creuse à l'approche de la Révolution à travers une mutation empruntant ses découvertes à la chimie, à l'électricité, à l'expérimentation animale ou collective, à l'anatomo-pathologie ou aux plantes du Nouveau Monde.